"Nos cheveux blanchiront avec nos yeux" de Thomas Vinau

Editions Alma, 107 pages, 2012
Comment présenter ce petit texte poétique qui se lit et relit avec beaucoup de plaisir? Je me suis posée la question et j'ai longtemps tardé à rédiger ce billet...par peur de l'esquinter.
L'idée
L'idée de partir était comme un petit feu de bois placé au centre de son cerveau. Au bout de quelque temps, il comprit que les flammes ne ds'éteindraient pas d'elles-mêmes.
Ainsi commence ce roman.
"Il", c'est Walther, un jeune homme qui a besoin de "prendre le large" alors que sa compagne est enceinte de leur enfant. Elle, c'est Sally, celle qui, par amour, sait attendre. Walther a besoin de se sentir libre, d'assouvir des rêves, de ne rien prévoir, de ne rien regretter....
Tu vois
Il y a l'histoire de ce loup
qui se laisse apprivoiser
civiliser
puis il y a l'histoire de ce chien
qui retourne à l'état sauvage
qui se libère dans la forêt
et moi je préfère
la seconde histoire
même si la vie
ressemble de plus en plus
à la première.
Ce sera son premier message pour Sally, loin d'elle, qu'il n'enverra pas, une façon de s'expliquer. J'ai trouvé intéressant de lire séparément ses messages au cours d'une deuxième lecture. Des messages qui évoluent au fur et à mesure de son escapade.
Il lui dit qu'il est heureux et que rien ne lui manque. Excepté elle.(p.27)
Sally,
C'est incroyable le nombre de personnes qui ne se sentent pas chez elles! L'Europe est un immense filet glacé et moi je suis un de ces poissons trop maigres qui passent à travers les mailles. (...) Ah j'ai un compagnon de route aussi. Un oiseau dont je ne connais pas l'espèce. Peut-être retrouvera-t-il les siens autour de la Méditérranée. Je t'embrasse. W.
Chère Sally,
Il y a toutes ces choses qui resplendissent. Tous ces gens croisés, tous ces paysages. Ils infusent tout doucement en nous comme un sachet de thé dans un verre d'eau tiède. Nous ne nous rendons compte de rien à présent. Je rentrerai bientôt. Mais je n'ai pas encore fini. L'oiseau que j'ai recueilli ne migre pas. C'est un merle noir d'Ostende. Moi non plus, je ne suis pas fait pour ça. C'est la raison pour laquelle nous allons tous les deux tenter d'atteindre le détroit de Gibraltar. parce que nous ne sommes pas faits pour ça. W.
Ma sally,
Je me retrouve à des milliers de kilomètres de chez nous. Les murs de ma chambre sont recouverts de moquette verte et par la fenêtre je peux voir deux ou trois orangers qui bordent la route. Je ne suis pas chez moi ici. Je ne suis nullepart chez moi. Il y a ce gros bloc de nuit et de temps qui nous sépare. Mais je n'ai pas la sensation de subir cette distance. Au contraire, elle est toute chaude. Elle me rapproche de toi.WJ'ai pensé au film "Into the wild"
Cette première partie intitulée "Le dehors du dedans" est accompagnée d'une phrase de Blaise Cendras "Quand on aime il faut partir"...je poursuivrais en disant, "pour mieux revenir", "pour apprécier ceux qui nous aident à respirer" .
Au cours de cette partie, j'ai pensé au film "Into the wild", film qu'il cite d'ailleurs. Découvrir seul, quel dommage!...ce que le héros du film finit par dire.
Tout au long de son livre, Thomas Vinau accompagne ces errances de musique: Chet Baker, Nick Drake, Dick Annegarn, Neil Young , Jim Morrisson, Bob Marley, Marvin Gaye, Magic Malik, Billie Holiday...et puis soudain, l'image d'une femme donnant le sein à son enfant le ramène définitivement vers Sally.
Pec, le petit oiseau tombé du nid qu'il a recueilli, nourri, aimé, protégé sans jamais l'enfermer, ne le quitte pas d'une griffe.
Et si Pec était tout simplement son double?
Dans la deuxième partie, intitutlée "Le dedans du dehors" et accompagnée d'une phrase de Victor Hugo "J'ai l'obstination farouche d'être doux."Walther est devenu "Je". Il est retourné auprès de Sally, assiste à une échographie, y voit l'enfant gigoter...puis l'enfant paraît. Ils vivent à la campagne. Il est question de vent, de pluie, de grisaille, d'automne, de lumière, de blanc, de feu, de jaune, de "l'homme bancal qu'il est devenu", "de ses gestes gauches, de son amour maladroit, de la roulette russe du temps, de la fatigue et la colère, la joie béate et l'impuissance, la peur de gâcher ou de perdre"(p.62)....de doute et de mélancolie, en somme.
J'ai l'impression d'être de plus en plus loin de ce que je vois. De plus en plus loin à l'intérieur de moi"(p.59)
Je respire avec mes rêves....Je marche avec mes rêves. (p.66) ...des petits rêves sur l'épaule...
"Finalement, la liste est longue des superbes magnificiences qui me tiennent debout."
"C'est à croire que tu es sourde au vacarme de mes défaites, que ce n'est pas cette musique-là que tu écoutes, ou que tu aimes le bruit déchiré de ma peau lorsque j'enlève les masques. C'est à croire que tu m'aimes bien au-delà de moi."
"Je te parle de mes rêves. De ce qui nous déploie. De ce qui nous recroqueville. De la disparition. Je te parle de nous. De ce que nous sommes. De ce qu'il nous reste."
Les textes sont courts, les phrases se lisent comme des vers. Autant de réflexions sur la vie, sur les petits riens, sur le chemin à faire ensemble contre vents et marées. Thomas Vinau est un trentenaire, bien de son époque! C'est son premier roman. En le découvrant, je pense à Christian Bobin, cette même envie de souligner des phrases.
...et puis il y a ce titre quand même "Le soleil sur la page"!
Dimanche. Neuf heures du matin. Je suis dans le salon en bordel, un café sur la table. Je prends le livre "Pour Primo Levi" de Mario Rigoni Stern aux éditions La Fosse aux ours. Je m'assois sur le canapé, bois une gorgée de café et commence à lire. Dehors, le soleil monte tranquillement. La terre est encore gelée. Stern s'adresse à Primo Levi, son vieil ami qui vient de se suicider, toujours hanté quarante ans après par "la vue de la méduse". La lumière fraîche du matin monte sur la page du livre. "Ils ne se sont pas laissé pétrifier par la lente neige des jours". La lecture est simple, belle et triste, éprouvante. Je sens monter les larmes mais le soleil sur la page me donne le courage de continuer....
C'est ça la magie du soleil sur la page....ta présence et la mienne, agissant l'une sur l'autre...nos cheveux blanchiront avec nos yeux...
Beau et mélancolique.
Superbe!