"L'autre fille" de Annie Ernaux

Publié le par Du soleil sur la page

 L'autre fille, c'est moi, celle qui s'est enfuie loin d'eux, ailleurs.

 

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Editions Nil, 77 pages, 2011

 

 

Comment écrire à une disparue qu'elle n'a jamais connue et  dont on ne lui a jamais parlé? Cette disparue fut sa soeur, morte de la diphtérie à l'âge de six ans, deux ans avant sa naissance.C'est par hasard qu'elle découvre son existence. Une conversation entre mères derrière une haie épaisse et haute, loin des oreilles enfantines ," négligeables"pensaient-elles..

 

Je ne peux pas restituer son récit ( de la mère), seulement sa teneur et les phrases qui ont traversé toutes les années jusqu'à aujourd'hui, se sont propagées en un instant sur toute ma vie d'enfant comme une flamme muette et sans chaleur, tandis que je continuais de danser et de tournoyer à côté d'elle, tête baissée pour n'éveiller aucun soupçon.

(...)

"Elle est morte comme une petite sainte(...) elle était plus gentille que celle-là"...parlant de l'auteur: "Elle ne sait rien, on n'a pas voulu l'attrister.

 

Cette conversation restera marquée à vie dans sa mémoire. Annie n'est donc pas enfant unique, elle est la remplaçante de "la sainte". Elle sera "le démon". C'est ainsi que dans sa tête, les choses s'installent.  Jamais, elle n'interrogera ses parents de leur vivant. Jamais ils n'en parleront eux-mêmes. Secret de famille qui n'en était pas vraiment un puisqu'il y eut cette conversation mais aussi des allusions échappées en famille et sans lendemain.

 

Dans les années cinquante, selon une règle implicite, il était interdit d'interroger les parents, les adultes en général, sur ce qu'ils ne voulaient pas qu'on sache mais que nous savions- (Je peux en attester...et c'est ainsi que le secret était révélé par une petite copine de jeux!)

 

Il me semble que le silence nous a arrangé, eux et moi. Il me protégeait. (...) Eux, ils s'étaient interdit la possibilité de te brandir comme modèle, de me lancer en plein visage "elle était plus gentille que toi".

 

Suite  à un soucis de santé qu'elle aura trés jeune et qui risquait de lui faire suivre le même chemin que sa soeur, elle en viendra à faire cette réflexion:

 

(...) toi la bonne fille, la petite sainte, tu n'as pas été sauvée, moi le démon j'étais vivante. Plus que vivante, miraculée.

Il fallait donc que tu meures à six ans pour que je vienne au monde et que je sois sauvée.

 

Choisie pour vivre donc, Annie Ernaux se pose la question: Mais choisie pour quoi?

 

A vingt ans, à cette question, elle s'appuiera sur une phrase de Paul Claudel :

 

"Oui, je crois que je ne suis pas venu au monde pour rien et qu'il y avait en moi quelque chose dont le monde ne pouvait se passer." et elle écrit à sa soeur: "Je n'écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j'écrive, ça fait une grande différence"

 

Parce qu'elles n'ont rien partager, ni dans le réel ni dans le souvenir partagé, Annie Ernaux n'éprouve "aucun sentiment pour sa soeur, ni haine, ni tendresse, une blancheur de sentiments, une neutralité, peut être une peur obscure."Elle était l'enfant unique et choyée, espoir de ses parents." Une consolation.

 

"Je ne t'imagines jamais à ma place. Je ne peux pas te voir là où je me vois avec eux.

Je ne peux pas te mettre là où j'ai été. Remplacer mon existence par la tienne. Il ya la mort et il y a la vie. Toi ou moi. Pour être, il a fallu que je te nie." ( 71)

 

Comment accepter que l'autre fille, c'est elle, celle qui a eu le droit d'exister parce que l'autre est morte. Comment vivre dans les yeux des proches, en l'occurence ses parents, pour elle-même et non dans le souvenir de l'autre. Comment ne pas se trahir parce que l'on sait, parce qu'ils savent que vous savez mais n'en parlent pas?  Elle n'en veut pas à ses parents. Comment peut-on leur en vouloir alors qu'ils ont connu le pire. L'auteur a dû se construire avec cela.

 

"Ecrivez la lettre que vous n'avez jamais écrite" Voilà la demande des éditions du NIL, faite à ses écrivains pour la collection "Les affranchis". Annie Ernaux a  pensé à sa soeur, à l'absente de sa vie. Trés beau texte, comme toujours.

 

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A
Un livre très fort, j'aime lire Annie Ernaux, elle ne fait pas de concessions à l'écriture...
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D
<br /> <br /> Exactement. De ses livres, je ne sors jamais indemne.<br /> <br /> <br /> <br />
S
Quand on aime Annie Ernaux, on ne peut qu'aimer ce texte, prolongement des précédents...
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D
<br /> <br /> Je pense aussi.<br /> <br /> <br /> <br />
A
L'écriture d'Annie Ernaux est irréprochable, mais je suis souvent glacée par la place où elle se situe. Je le lirai peut-être, mais peut-être pas ..
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D
<br /> <br /> Peut-être que cette fameuse place où elle se situe prend son origine dans ces quelques pages...cette place de remplaçante, justement, semble l'avoir marquée...même si elle a cherché à la<br /> nier, elle est toujours là, en elle.<br /> <br /> <br /> <br />